Après 10 jours en France, Catalina Devandas-Aguilar, rapporteuse spéciale de l’ONU sur le handicap, demande au gouvernement "un plan d'action pour assurer la fermeture progressive de tous les établissements". Dans un premier compte rendu très complet, elle détaille ses observations et propositions et prône la "désinstitutionalisation".
Voici le compte rendu de Catalina Devandas-Aguilar, Rapporteuse spéciale de l’ONU sur le handicap rendu public à l'issue de sa visite en france :
En ma qualité de Rapporteur Spécial des Nations Unies pour les droits des personnes handicapées, je conclus aujourd’hui ma première visite officielle en France, laquelle a eu lieu du 3 au 13 octobre 2017. Je suis experte indépendante mandatée par le Conseil des droits de l’homme et l'Assemblée Générale des Nations Unies pour formuler des avis sur les avancées, opportunités et défis rencontrés dans la mise en œuvre des droits des personnes handicapées dans le monde entier.
J’aimerais, pour commencer, remercier chaleureusement le Gouvernement français de son invitation à visiter son pays afin d’évaluer, dans un esprit de dialogue et de coopération, le degré de réalisation des droits des personnes handicapées, ainsi que les opportunités et difficultés existantes. Je le remercie également pour la transparence, l’ouverture et l’excellente coopération dont j’ai bénéficié en amont et au cours de mon séjour. Je tiens, en particulier, à exprimer ma reconnaissance à la Secrétaire d’Etat auprès du Premier Ministre chargée des personnes handicapées, ainsi qu’au Secrétaire Général du Comité Interministériel du Handicap (CIH), chargé de coordonner ma visite.
Je remercie particulièrement toutes les personnes handicapées, et les organisations qui les représentent, d’avoir bien voulu me rencontrer. Merci notamment aux personnes autistes et aux personnes avec handicaps psychosociaux qui m’ont transmis leurs difficultés, préoccupations et désirs de changement.
Au cours de ma visite, je me suis entretenue avec de nombreux hauts fonctionnaires du Gouvernement et représentants d’administrations diverses : départements et collectivités territoriales, Maisons Départementales des Personnes Handicapées (MDPH), la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH), le Défenseur des Droits (DDD), certaines institutions administratives indépendantes (CGLPL, CSA), diverses organisations de de personnes handicapées ou œuvrant en faveur de celles-ci, ainsi que des prestataires de services. J’ai visité, à Lyon et Avignon, deux centres hospitaliers équipés de services psychiatriques et autres pour personnes handicapées, l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de Police de Paris, un institut médico-éducatif à Lyon, un collège avec des pratiques inclusives à Paris et un projet de logement inclusif à Marseille.
Je vais maintenant vous présenter quelques observations et recommandations préliminaires fondées sur les informations officielles portées à mon attention. Ces conclusions seront développées plus en détail dans un rapport que je présenterai à Genève lors de la 40ème session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en mars 2019. Ces observations préliminaires ne constituent pas une liste exhaustive des problématiques portées à mon attention ou des mesures prises par l’Etat français dans le domaine du handicap.
Cadre juridique et d'orientation
A l’échelon international, la France a ratifié la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) et son Protocole facultatif en 2010, ainsi que tous les autres traités internationaux relatifs aux droits de l'homme, à l'exception de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles. J’engage la France à ratifier cette Convention, ainsi que le " Traité de Marrakech visant à faciliter l’accès des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés aux œuvres publiées ". J’invite également l’Etat français à envisager le retrait de sa déclaration interprétative s’agissant des articles 15 et 29 de la CDPH.
En mars 2016, la France a soumis son premier rapport d’Etat au Comité des droits des personnes handicapées, qui l’examinera prochainement. La France a fait l’objet d’examens récents auprès du Comité des droits de l’homme (2015) et du Comité des droits de l’enfant (2016), qui ont formulé des recommandations spécifiques concernant les droits des personnes handicapées. En 2013, le pays a été évalué au titre de l’examen périodique universel, notamment en matière de handicap, et sera soumis à une nouvelle évaluation en janvier 2018. La France a adressé aux procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme une invitation permanente à se rendre sur son territoire et accueille régulièrement la visite d’experts indépendants.
A l’échelon régional, la France a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que d’autres traités relatifs aux droits de l’homme adoptés par le Conseil de l’Europe. La France est liée par la Stratégie du Conseil de l’Europe sur le Handicap 2017-2023 et par la Stratégie 2010-2020 de l’Union Européenne en faveur des personnes handicapées. L’article 55 de la Constitution française consacre la primauté sur le droit national des conventions internationales, notamment la CDPH, qui sont directement mobilisables devant les tribunaux.
Le cadre législatif et normatif français en matière de handicap repose sur la " Loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ". La France a accompagné l’adoption de cette loi, antérieure à la CDPH, de mesures visant à favoriser l’accès des personnes handicapées à l'information et à la communication, à la protection sociale, la santé, l’emploi et l’éducation. Cependant, cette législation n’est pas pleinement conforme à la CDPH. A titre d’exemple, la définition du handicap au titre de la Loi de 2005 ne correspond pas à la Convention et nécessiterait d’être révisée. De plus, cette loi ne reconnaît pas le droit à des aménagements raisonnables.
Malgré ce cadre, comme je l’expliciterai tout à l’heure, je constate avec préoccupation que certaines dispositions ne sont pas conformes à l’article 12 de la CDPH, qui reconnaît la pleine capacité juridique des personnes handicapées. C'est le cas, notamment, du Code Electoral, du Code Civil et de la loi sur la santé mentale. Je souhaite encourager les autorités législatives compétentes à entreprendre un examen global de leur cadre normatif afin de finaliser le processus d’harmonisation juridique, conformément à l’article 4 de la CDPH.
L’Etat-providence constitue en France une tradition séculaire, qui imprègne ses politiques d’action et de protection sociale, lesquelles reçoivent des moyens financiers et humains considérables. Ces dernières années, le Gouvernement s’est attaché à redresser les inégalités d’accès aux différents droits de l'homme pour les personnes handicapées, par l’adoption de lois, d’orientations, de programmes et d’initiatives publiques. Tout récemment, le gouvernement du Président Macron s’est engagé à faire des droits des personnes handicapées une priorité de son quinquennat. A titre d’exemple, le poste de Secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées a été rattaché au Premier ministre, et le Comité Interministériel du Handicap a récemment adopté une feuille de route sur le handicap assortie d’objectifs clés pour les cinq prochaines années. Les consultations sur le 4ème Plan Autisme ont démarré et une Conférence Nationale du Handicap est prévue pour 2018.
Si je me réjouis de ces évolutions positives, j’engage les autorités françaises à s’assurer que toute politique publique, notamment en matière de handicap, adopte une approche fondée sur les droits de l’homme. L’objectif est de faire tomber les obstacles qui empêchent la participation pleine et effective des personnes handicapées sur la base de l’égalité avec les autres.
Mise en œuvre et suivi de la CDPH
L’adoption d’une feuille de route nationale du handicap constitue une avancée notable, qui devrait s’assortir d’une politique globale nationale en la matière, d’un calendrier de référence, de plans d’action effectifs à l’échelon départemental et territorial, ainsi que de mesures fiscales et budgétaires. Il faudrait avant tout renforcer la coordination entre les ministères compétents chargés de généraliser et de mettre en œuvre les dispositions relatives au handicap au sein de leurs propres institutions. Cela nécessiterait, notamment, de nommer sans plus attendre des référents handicap et accessibilité au sein de chaque ministère, cabinet et département.
Le Gouvernement a désigné le Défenseur des Droits comme mécanisme indépendant chargé du suivi de l’application de la Convention, conformément à son article 33, paragraphe 2, en coopération avec la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, la société civile et le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH).
Collecte de données
De manière générale, je constate un manque cruel de données et de statistiques sociodémographiques ventilées par handicap. A titre d’exemple, le recensement national ne comporte aucune question sur le handicap et la dernière enquête Handicap-Santé remonte à 2008. On m’informe également que les données relatives aux personnes autistes en France sont limitées, voire inexistantes, ce qui permet difficilement d’alimenter la conception d’orientations et de solutions appropriées fondées sur les droits.
Réflexions d'ordre général sur le cadre et la prise en charge actuelle du handicap
Durant mon séjour, de nombreux interlocuteurs chargés du handicap ont exprimé leur point de vue selon lequel les personnes handicapées devraient bénéficier de services spécialisés distincts, notamment dans le cadre d’établissements résidentiels, de façon à leur fournir les meilleurs soins, les protéger de toute atteinte, stigmatisation ou discrimination éventuelles, et assurer leur sécurité en compagnie de leurs pairs handicapés. Conformément à ce point de vue, les tentatives actuelles pour répondre aux besoins des personnes handicapées sont extrêmement spécialisées, isolées et cloisonnées. L’accent est mis sur la déficience de l’individu et non pas sur la transformation de la société et de l’environnement pour assurer des services accessibles et inclusifs ainsi qu’un accompagnement de proximité.
Non seulement ce type de réponses isolées perpétue la méprise selon laquelle les personnes handicapées seraient " objets de soins " et non pas " sujets de droits ", mais il accentue leur isolement face à la société et entrave et/ou retarde les politiques publiques visant à modifier l’environnement de façon radicale et systématique pour éliminer les obstacles, qu’ils soient physiques, comportementaux ou liés à la communication.
A mon sens, la France doit revoir et transformer son système en profondeur afin de fournir des solutions véritablement inclusives pour toutes les personnes handicapées, assurer une gestion et une répartition plus efficaces des ressources, et permettre un accompagnement et des services spécialisés de proximité sur la base de l’égalité avec les autres. Pour prendre ce virage, la France doit faire siens l’esprit et les principes de la CDPH, en adoptant une politique du handicap fondée sur les droits de l’homme. Cette démarche devrait imprégner tous les programmes, orientations, stratégies et solutions à tous les niveaux, du local au national, de façon à transformer la société dans son ensemble et rendre tous les droits de l'homme inclusifs et accessibles aux personnes handicapées.
Au cours de ma visite, j’ai constaté un besoin urgent de renforcer les capacités du Gouvernement, de la fonction publique, des prestataires de service et de la société civile, à mettre en œuvre la CDPH. Il est également urgent de lancer une campagne de sensibilisation à grande échelle sur une politique du handicap fondée sur les droits. La majorité des autorités publiques et prestataires que j’ai rencontrés se réfèrent d’office aux dispositions de la Loi du 11 février 2005, et ne sont pas informés des dispositions novatrices de la CDPH. De plus, comme indiqué ci-dessous, il est essentiel de prendre directement en compte la voix et l’avis des personnes handicapées, lesquelles sont insuffisamment représentées dans les processus décisionnels actuels.