Chez les Dupond*, la surdité c'est de famille. Entre eux, aucun problème pour communiquer ; grâce à la LSF, ils sont sur un pied d'égalité. Et avec les entendants? Pierre, 30 ans, évoque le stress de communication, provoqué par des efforts répétés.
* Les noms et prénoms du témoin ont été changés à sa demande, par peur des représailles d'une « communauté sourde qui peut parfois être très virulente à l'égard des personnes oralistes ».
Et si parler avec des entendants pouvait nuire à la santé ? Né sourd profond, j'ai également grandi dans une famille sourde. Mais cela ne m'empêche pas de communiquer, bien au contraire. Pour ce faire, j'utilise la langue des signes française (LSF) et la langue orale qui me permettent d'interagir, tant bien que mal, avec le monde extérieur. J'ai ainsi pu effectuer mes études supérieures et obtenir mon bac+5 en milieu ordinaire, au prix d'efforts laborieux pour apprendre à communiquer, notamment avec les enseignants, et de séances hebdomadaires chez l'orthophoniste, au détriment de mes loisirs et de mon épanouissement personnel... Je porte également un appareil auditif (gauche) ainsi qu'un implant cochléaire (droit). La technologie, c'est bien beau mais ça ne fait pas tout... La surcharge mentale de communication, vous connaissez ? C'est mon quotidien depuis 30 ans, comme celui de nombreuses personnes concernées par une déficience auditive. Ses conséquences ? Grande frustration et fatigue extrême.
Des appareils à double tranchant
L'appareillage est, certes, un formidable outil qui aide les personnes sourdes à recouvrer partiellement l'audition mais il est perfectible. Premier obstacle : il ne filtre pas, ou peu, les bruits ambiants. De ce fait, la voix de mon interlocuteur se retrouve souvent mêlée au bruit de la foule et il m'est alors impossible de les dissocier. Résultat, une bonne grosse migraine, au mieux ! En parallèle, la lecture labiale implique une gymnastique cognitive supplémentaire car son efficacité dépend de la visibilité de la bouche de l'interlocuteur (placement, lumière), m'obligeant à préparer les discussions en amont et à me poser tout un tas de questions : la salle est-elle bruyante, bien éclairée ? La lecture labiale peut être si intense que l'effort se concentre parfois plus sur la transmission de l'information brute que sur son sens. Si la technologie a modifié la notion de surdité, permettant aux non-entendants de percevoir certains sons, elle peut parfois être à double tranchant et accentuer les difficultés. Avec l'appareillage, par exemple, certains interlocuteurs ne me considèrent plus sourd et, par conséquent, s'adaptent moins, ne font plus d'effort d'articulation et m'obligent à être d'autant plus concentré. Or il peut être éreintant, à la longue, de devoir constamment expliquer les spécificités de son handicap.
Encore trop peu de LSF
En fin de journée, j'ai le cerveau en compote. Durant les réunions, il se met parfois en mode veille et me déconnecte de la discussion. Mais certains collègues me contraignent à me reconnecter, me donnant l'impression d'être entraîné de force dans un engrenage sans fin.
J'envie mes collègues entendants qui peuvent suivre un échange sans regarder l'interlocuteur… Lorsque je discute avec eux, je ne les comprends pas toujours. Je leur demande alors d'articuler davantage, parfois en vain. Quand c'est peine perdue, je l'avoue, je fais semblant d'avoir compris et acquiesce bêtement. Seule la LSF me permet d'échanger sans effort. Certaines personnes font donc le choix, tout à fait légitime, de s'exprimer exclusivement en langue des signes. Malheureusement, ce moyen de communication est très rarement utilisé dans les lieux publics, sans parler du milieu professionnel. Je dois alors fournir un nouvel effort, et pas des moindres, celui de trouver un interprète...
Ces adaptations au quotidien (au travail, en soirée, en famille) peuvent être source de stress, de repli sur soi et, pour certains, conduire à un burnout. Alors, parfois, je mets mes appareils sur « off » pour me couper du monde. Et me voilà plongé dans un silence libérateur…